Le contact de Frey, sa peau qui touche la mienne, ses doigts qui se baladent sur mon cou, ma joue, jusque dans mes cheveux me procurent autant de frissons que si on me passait un armada de glaçons dans le dos. C'est chimique, impossible à décrire. A la fois le sentiment d'être vivant, touché par quelqu'un, peut-être même aimé, et à la fois le dégoût de penser à un autre, inconsciemment. Je ferme les yeux, laisse mes doigts courir sur les nombreux tatouages de Frey, retraçant les lettres du bout de l'ongle. J'hésite à lui demander à quoi correspondent les trois mois qu'il a fait gravé dans sa peau. Peut-être s'agit-il de son mois de naissance, ainsi que de ceux de ses deux frères. Ou alors, dans l'ordre, sa première cuite, sa première fois avec une fille et sa première fois avec un mec. Bon, stop, c'est qui le pervers maintenant ? Je me laisse aller, pose mon visage contre son épaule, l'envie de pleurer qui revient peu à peu. Pas des larmes hystériques, plutôt le genre de larmes calmes, tranquilles, de celles que tu maîtrises plus ou moins, mais qui font pas fuir les gens. Mes pensées divaguent sur un avenir hypothétique avec Frey, puis sur le futur avorté que Sidney et moi avions imaginé. On aurait pris un appartement, rien que nous deux, sans les autres casses-couilles qui venait toujours squatter chez moi. On l'aurait transformé en un îlot de bonheur niais, façon bisounours, mais qui m'aurait plu à en crever. Chez Sidney et moi, ça aurait été amour toujours, et le soir, partie de jambe en l'air, juste lui, moi, une bouteille, un rail. Juste de quoi s'amuser comme il faut. On aurait grandit, on se serait un peu assagi, et on aurait pu faire venir Nath' de Suède. On se serait émerveillé sur ses dessins, à l'école, on lui aurait appris l'anglais, on lui aurait appris à rouler des joints, parce que mine de rien, c'est vachement important de savoir faire ça, pour plus tard. Au collège, on lui aurait montré comment embrasser une fille, et on aurait pris notre pied de s'embrasser sans avoir un peu honte devant lui. Lycée. On l'aiderait à faire ses devoirs de physique pour épater Tracy, de la première D, parce que Tracy de la première D, elle veut être astro-physicienne et elle trouve ça classe les mecs qui sont intelligents. On se seraient cachés sous la couette, dans notre chambre, en pouffant de rire, quand on entendrait Nath' et Tracy de la première D s'envoyer en l'air dans la pièce d'à côté. Ça nous aurait rappeler notre jeunesse, quand on avait 20 ans et que le moindre contact nous donnait des fourmis dans le bas-ventre. Quand on avait 20 ans et qu'on s'affichait sans complexe. Quand on s'en fichait pas mal de s'embrasser en pleine rue. Mais maintenant qu'on aurait eu un fils, non, il aurait fallu faire un peu plus attention, penser à lui, au qu'en dira-t-on. A l'aube de mes quarante printemps, quand Nathanaël nous auraient annoncé qu'il comptait se marier avec Tracy de la première D, qui entre temps était devenue une très belle femme, c'est dans les bras de Sidney que je me serais écroulé, en larmes, parce que j'aurais l'impression que la future belle fille me volait mon unique trésor. Mais j'aurais réalisé que je tenais dans mes mains le second, tout autant inestimable. On aurait vieilli, les petits-enfants seraient venus à l'appartement, maintenant trop grand deux p'tits vieux. On se serait replié sur deux pièces, louant à une étudiante le reste de l'habitation. La soixantaine. Les gosses du quartiers auraient arrêtés de se foutre de nous, les deux vieilles pédales qui se tiennent encore la main comme au temps de leurs vingt ans. Oui, l'avenir aurait été beau, lumineux. Mais faut croire qu'on peut imaginer son futur, le rêver, mais que le vivre est parfois en option.

« C'est qu'il te méritait peut être pas, s'il te haïssait tellement. ». ... J'réponds pas, mais si tu savais, pour quelle raison il pouvait me haïr. J'ouvre les yeux, regarde Frey, un léger sourire amusé. Le souvenir de notre dernière rencontre en mémoire. J'ai encore ses cris qui résonnent dans mes oreilles, les larmes sur ses joues imprimées sur ma rétine. « Fin on pourra dire ce qu'on veut, tu dois attirer les cons. » J'ai un petit rire. La réponse est toute trouvée. « Les cons dans ton genre, c'est ça que tu veux dire ? ». Il ne réponds pas, doit en avoir marre que je le traite de con ou de pervers toutes les cinq minutes; ou bien est réellement sérieux, et dans ce cas, l'heure n'est pas à la déconnade. « Non, oublis. C'est des conneries. On m'a dit qu'il t'aimait, vraiment. Va savoir pourquoi, on en est venu à parler de lui, j'ai entendu parler d'une histoire de cœur brisé, un truc comme ça. Quoi qu'il en soit, on m'a jamais rapporté qu'il te détestait. Faut que tu arrives à faire ton deuil. ». Je me redresse brusquement, fixant le dealer droit dans les yeux. C'est quoi, ces conneries ? Qu'est-ce que tes potes qui ont dû te rapporter que des bruits de couloirs peuvent savoir de nous ? Ils étaient là ? Ils ont vu la douleur passé sur le visage de Sidney ? Ils ont vu Marie-Jeanne, de l'autre côté de la porte, qui s'envoyait en l'air pendant que je m'appliquais à bousiller le cœur de son meilleur ami ?Les larmes roulent toujours sur mes joues, toujours aussi silencieuses. Pour une fois, je voudrais qu'elles reflètent mes sentiments, qu'elles aussi soit en colère. Ça a quelle gueule, une larme en colère ? « Tu la veux, l'histoire vraie ? ». Je le défi du regard, le défi de dire non; ou de dire oui. Qu'une fois pour toutes ça soit clair, qu'il arrête de m'idéaliser, de me voir comme l'ange parfait qui n'a rien fait, alors que j'ai été le pire des salauds. « Il était une fois Marie-Jeanne. Marie-Jeanne la coincée, Marie-Jeanne la camée. Marie-Jeanne qui pouvait pas m'encadrer. Jamais. L'incarnation de tout ce qu'elle détestait sur terre, c'était moi. Pour la faire chier, parce qu'il faut l'avouer, moi non plus, je ne la portait pas dans mon cœur, j'ai rien trouver de mieux à faire que de draguer son meilleur ami, Sidney. Et Sidney qui marche à fond, et moi qui me fait piéger à mon propre jeu, qui tombe amoureux. Et puis un jour, il faut mettre fin au jeu, libérer Sidney du sortilège, et moi par la même occasion. Alors voilà, je l'ai largué, en y mettant le plus d'indifférence, de méchanceté, aussi. Je l'ai tué, sur le coup. Et Marie-Jeanne qui s'envoyait en l'air pendant que j'écorchais vif son petit Sidney. ». Je fais une pause, la boule dans ma gorge m'empêche de parler. « Alors viens pas m'affirmer que Sidney m'aimait, en connaissant cette putain d'histoire. J'ai été un vrai salaud avec lui, le pire des connards, j'vois pas qui pourrait m'aimer après que j'ai pu lui faire un coup pareil. Ou alors faut être maso'. Et complétement barré. »