Jeudi, vingt heures, dernier cours de la journée pour une jeune femme qui fixe furieusement son armoire sans savoir quoi mettre. Impossible de s’habiller comme un sac ou comme les gamines de seize ans qui se prennent pour des femmes pour un cours de chant lyrique. Le professeur la tuerait, tout simplement. Elle l’assassinerait sur place et ce n’est pas exactement ce qu’envisage Yôko pour son avenir. Si seulement Maël était là pour lui dire quoi mettre ou encore la presser un peu, ça l’aurait beaucoup aidé. Mais évidemment, il n’est jamais là à cette heure-là car n’ayant pas des horaires de tortionnaires comme Yôko, à cette heure-là, il mange. Comme à peu près tout le monde. Il faut dire que dans leur cours, ils doivent y être une dizaine, pas plus. Ce n’est pas pour déplaire aux plus sérieux qui s’enthousiasment à l’idée de garder le professeur pour eux tous seuls un peu plus longtemps que dans les autres cours. Yôko n’en a que faire. Et parce qu’elle a un égo surdimensionné - mais ça ne se voit ni sur ses chevilles ni sur sa tête -, on dira qu’elle a un niveau beaucoup plus élevé qu’eux et ne prend presque jamais la peine d’écouter les conseils du professeur puisqu’elle les connaît par cœur. Tss, vous savez, j’étais soliste dans un orchestre européen alors vos petits conseils, vous savez où vous pouvez vous les mettre ? Si elle ne craignait pas de se prendre une gifle - au sens littéral - de ce petit bout de femme qu’est leur professeur, c’est à peu près ce qu’elle aurait dit. Mais vu la teigne qui dirige le cours, mieux vaut se tenir à carreau.

Soufflant d’énervement, elle finit par piocher au hasard dans l’armoire. En sortent une tenue noire et grise. Un pantalon droit large, une tunique à dos nu et décolleté plongeant ainsi qu’un blazer orné de quatre pins représentant un trèfle, un cœur, un pique et un carreau. Finalement, le hasard à du bon. Enfin satisfaite de son « choix », elle laisse un sourire étirer ses lèvres tandis qu’elle s’habille. Dépêche-toi, Mima, tu vas être en retard. La jeune femme fonce dans la salle de bain et applique un peu d’ombre à paupières brune sur ses yeux avant d’y donner un léger coup de crayon. Devant le miroir, elle soupire. Elle ressemble par miracle à quelque chose et avec Yôko, ce n’est pas peu dire, elle qui est si jolie et qui se trouve totalement banale. A présent, impossible de trouver les chaussures qu’elle avait dans l’idée de mettre. Par simple précaution, elle s’agenouille et jette un œil sous le lit de Maël… Ah, elles sont là, justement. Yôko attrape la paire, l’observant d’un œil un peu perplexe. Qu’est-ce qu’elles faisaient sous le lit d’un garçon ? Encore plus sous le lit de Maël. Etouffant un petit rire, elle enfile les sandales à talons et sort, tout en passant son sac en cuir noir en bandoulière. Limite on croirait à une mannequin qui défile toute seule dans un couloir d’université. Certains trouvent cela ridicule, d’autres l’admirent sans doute. Elle, elle se contente de passer devant eux sans les regarder.

Elle est bien trop occupée à fouiller dans son sac à la recherche de la feuille où sont inscrites les paroles de la chanson qu’il leur fallait travailler pour aujourd’hui. Même si elle ne prend pas la peine de suivre vraiment les cours bien qu’y étant assidue, elle ne voudrait pas risquer le trou de mémoire devant cette folle harpie. Entre passer dix minutes - avec sa mémoire d’éléphant c’est à peine ce qu’il lui faut - à apprendre une chanson et se faire arracher les yeux, elle préfère nettement la première option. Beaucoup moins contraignante et nécessite moins d’adaptation. Il y a juste à se plonger dans la musique, ce qui ne lui a jamais posé trop de problèmes. D’ailleurs, à présent qu’elle a trouvé cette feuille, elle garde le nez plongé dedans tout en marchant d’un pas ample, une main dans la poche. Ses lèvres articulent en silence les paroles finalement connues par cœur. Elle sort dans la cour, évitant le peu d’élèves qui, contrairement à elle, n’ont pas des yeux derrière la tête et ne regardent pas où ils marchent. Elle est tellement concentrée que leurs rires, leurs cris et leurs paroles ne l’atteignent pas. Elle est comme dans son monde, une réalité différente où seule la musique existe. La musique et un brusque petit clic qui retentit à sa droite. Sursautant légèrement, surprise par ce bruit incongru, elle s’arrête net dans sa marche et relève le nez de la feuille, tournant automatiquement la tête dans la direction d’où lui est parvenu le bruit. Ses yeux s’écarquillent. Non seulement on vient de la prendre en photo alors qu’elle déteste ça quand elle n’est pas au courant, mais en plus il ne s’agit pas de n’importe quel élève en photographie.

« Ah… Comment tu t’appelles déjà… Oaken… Sid ?! »

La voilà qui a encore déformé le nom de ce type qui a été photographe pour elle lors d’une tournée d’Haze. La jeune femme pince les lèvres et s’approche de cet homme. Il tient encore l’appareil photo avec lequel il l’a photographiée. Sans raison aucune, les deux jeunes gens ne peuvent pas se sentir depuis qu’ils se sont connus. Pourtant, ni l’un ni l’autre n’est vraiment détestable. Ils ont chacun leurs qualités et leurs défauts. Elle approche à grandes enjambées et s’arrête pile devant lui, coupée nette dans son élan. Elle avait complètement oublié à quel point, malgré son ressentiment, il était à tomber. Son regard froid flanche légèrement. Elle baisse les yeux sur leurs pieds. Que pourrait-elle bien lui dire, à ce garçon qu’elle a quitté dans de si mauvaises circonstances. Finalement, serrant sa feuille contre elle, elle relève la tête et lui adresse un regard noir.

« Qu’est-ce que tu fous ici, Sid ? Je pensais que tu travaillais encore pour l’agence. Tu vas venir nous emmerder jusqu’ici maintenant ? »

Nous ? Mais quel nous, Yôko, puisqu’il n’y a plus que toi ? Se rendant compte de son lapsus, elle serre les dents, priant pour qu’il ne lui fasse pas remarquer son erreur et n’en profite pour l’enfoncer un peu plus, lui faisant comprendre à quel point elle est misérable.

Même lorsque la journée s’annonçait presque terminé, il fallait encore qu’on me fasse une stupide surprise. Le genre de surprise dont on se passerait bien. Yoko Mima était plantée devant moi, me fixant furieusement. Je me rappelle bien de cette fille. Une chanteuse qui avait les chevilles franchement bien trop gonflées à mon goût. Il y a un ou deux ans maintenant, sous la demande de leur agence, on m’avait demandé d’être le photographe officiel de la soirée. Enfin pour une soirée qui s’était finalement transformée en quelques dates de tournée. J’en garde pas spécialement un bon souvenir. Pourtant, au départ j’étais enthousiaste de faire la rencontre d’une japonaise. Je l’ai vite regretté…

- Ah… Comment tu t’appelles déjà… Oaken… Sid ?!

A peine nos routes se recroisaient, qu’elle me gonflait déjà. Elle ne pouvait pas se taire un peu, histoire qu’elle se rende compte qu’elle n’était pas le nombril du monde ?! Bah non, ça elle ne pouvait pas l’imaginer, étant donné qu’elle avait une cote de célébrité assez prononcé.

- Ouais, ouais, Sid c’est bien ça…

Stupide japonaise, qui n’était même pas capable de prononcer des syllabes tel que le -ed de mon prénom. Pourtant j’avais entendu dire qu’elle avait vécu en Europe. A croire que ça ne lui avait servi à rien. Dommage, on aurait pu s’entendre si on s’était rencontré dans d’autres circonstances, car ayant adoré mon voyage en Europe, je n’aurais pas raté une occasion pour lancer le sujet.

- Qu’est-ce que tu fous ici, Sid ? Je pensais que tu travaillais encore pour l’agence. Tu vas venir nous emmerder jusqu’ici maintenant ?

Bon, autant se le dire franchement ! Elle n’était pas obligé de se plier en quatre pour me taper la discut’. Parce que moi, je n’avais franchement pas envie de parler avec ce genre de personne ! Sauf, si elle me payait pour faire quelques photos. Sinon, je n’avais aucun intérêt à perdre mon temps, ici et maintenant avec elle, alors que je devais rendre mes photos au journal.

- Occupe toi de tes affaires avant de t’occuper de celle des autres. J’en déduis que si t’es là, c’est parce que les tiennes ne vont pas fort. Alors te la joue pas Madame je sais tout, quand on ne sait rien du tout ! J’te ferais remarquer qu’il y a quelques mois, ton bassiste m’a contacté pour t’effacer sur toutes les photos du groupe. Ne me remercie pas d’avoir refusé son offre !

J’aurais pu me taire, et éviter de l’agresser de la sorte. Mais rappelez vous, si on m’a fait sortir de la salle du journal, c’est parce que je plombais l’ambiance avec ma mauvaise humeur. Pauvre Yoko, elle allait vite regretter d’être tombée sous mon objectif.

Sid n’était peut-être pas le prénom du jeune homme tout compte fait, mais c’est tout comme pour Yôko. En plus, c’est Sid comme le bassiste des Sex Pistols et ce prénom - qui est plus un surnom en l’occurrence - lui va comme un gant. Il n’a pas l’air ravi de la revoir mais qu’il se rassure c’est réciproque. Quoique voir la belle gueule du garçon ne déplaît pas à la jeune chanteuse, à tout bien y réfléchir. Au contraire. S’il n’avait pas été aussi détestable, elle l’aurait vraiment apprécié physiquement. Là, tout son ressentit l’empêche de l’aimer. Tandis qu’au début, elle ne l’approchait pas avec de mauvaises intentions, son air blasé, son ton irrité et lez fait qu’il lève les yeux au ciel l’ont instantanément énervée. La jeune femme n’est pas difficile à ennuyer. Il suffit d’un battement de cils mal interprété et la voilà qu’elle part au quart de tour. Cela lui a attiré bien des ennuis et sans doute en aura-t-elle de nouveaux dans très peu de temps. Elle sait Sid plutôt impulsif, surtout quand il est de mauvaise humeur, et il a la fâcheuse tendance à ne pas mâcher ses mots. Chose que Yôko déteste mais qu’elle reproduit à l’identique.

« Ouais, ouais, Sid c’est bien ça… »

Evidemment que c’est ça puisqu’elle-même le dit. Au diable le vrai prénom du garçon, Sid est beaucoup plus approprié. Sa réplique suivante est bien plus sentie, car elle s’est reprise et a par la même occasion repris les bonnes vieilles habitudes. Comme on dit, on ne change pas une équipe qui gagne. Il ne se passait pas une journée sans qu’ils se lancent de petites piques bien senties ou qu’ils n’en viennent carrément à s’engueuler devant tout le monde. Sid n’est pas passé inaperçu auprès des membres du staff de l’agence, pour sûr. Ni aux yeux de Yokô qui, depuis tout ce temps, l’a reconnu en une seconde… ou presque, mis à part qu’elle s’est trompée de prénom et avait même du mal à s’en rappeler. Elle a une mémoire visuelle. Les mots qui franchissent par la suite les lèvres de Sid laissent l’ex-chanteuse bouche-bée. Elle le fixe sans vraiment comprendre et prend le temps de répéter tout ce qu’il a dit dans sa tête. Si encore il s’était cantonné à la première partie de son discours jusqu’à « on ne sait rien du tout », Yôko aurait tout simplement répondu quelque chose dans le même ton et ils se seraient chopé le nez devant les autres élèves. Ça aurait fait jaser mais ça n’aurait pas eu une grande incidence sur l’humeur de la japonaise. Mais il a fait plus que ça, il a eu le malheur de lui reparler de Sam et du groupe. La jeune femme reste pétrifiée, à le fixer sans le voir. Ton guitariste m’a contacté pour t’effacer sur toutes les photos du groupe. Ton guitariste m’a contacté pour t’effacer sur toutes les photos du groupe. Ton guitariste m’a contacté pour t’effacer sur toutes les photos du groupe. Ton guitariste m’a contacté pour t’effacer sur toutes les photos du groupe. Elle répète ces mots en boucle dans sa tête sans pouvoir les digérer. Enfin, ses lèvres s’entrouvrent, elle soupire.

« T’as pas dit ça… T’as pas dit ça. T’as pas dit ça. T’as pas dit ça… Mais tu pouvais pas te taire, non ?! »

A ces mots, elle balance son petit poing fermé contre le torse du jeune homme, sans lui faire bien mal. Ses yeux se sont instantanément remplis de larmes. Ses amis et sa famille savent parfaitement qu’il ne faut surtout pas lui parler de son groupe et du groupe qui a été une seconde famille. Elle continue à le frapper de moins en moins fort jusqu’à garder tout simplement son poing sur sa poitrine, la tête penchée en avant, la respiration haletante. Très lentement, presque machinalement, elle relève la tête et lui lance un regard mauvais. Quand elle parle, sa voix est étouffée et rauque :

« Tu n’es qu’un incroyable salaud. »

Quand ils se disputent de la sorte, Yôko se sentirait presque bien, comme confortée dans une habitude qui, bien que blessante, est nécessaire à son bon fonctionnement et à sa santé mentale. Peut-être a-t-elle quelque chose de malsain et de masochiste car se choper avec Sid lui fait du bien. Elle se décharge de toutes les émotions retenues à l’intérieur et qu’elle ne pouvait pas déchaîner sur qui que ce soit d’autre. En soit, c’était plus profond et plus compliqué que cette petite explication. Les deux jeunes gens étaient trop similaires et trop blessés pour être capables de vivre une relation normale où l’on se salue poliment, on bavarde et on rit. Non, impossible. Un peu comme un choc des titans. Ils tentent toujours d’avoir le dessus sur l’autre. La dispute est inévitable. Un orage où vent chaud et vent froid s’entrechoquent. Qui est chaud et qui est froid, à voir. Pour Yôko, Sid serait le vent chaud. Il souffle partout, se montre parfois lourd et étouffant. Mais quand, comme elle, on a toujours froid, il est une source de chaleur et de soulagement.

« Je te pensais plus forte Yôko. »

C’est la première fois qu’il l’appelle Yôko. La première fois depuis qu’ils se connaissent. Pour autant, cela ne procure pas de sursaut de joie à la jeune femme. C’est juste choquant d’entendre son prénom sortir des lèvres du beau brun. On ne s’en cache pas, il est beau. Il est tout ce dont rêve Yôko. Physiquement évidemment, parce que moralement, ce n’est pas encore ça. Il lui manque encore une touche de bonté. Elle n’est pas plus forte. Elle n’a jamais été forte, à tout bien y réfléchir. C’est simplement l’impression qu’elle donne devant les autres, et même devant Sid. Seulement, il l’a grillée. De manière minable, cela va de soi, mais il l’a grillée quand même. Elle n’a pas le temps de répondre qu’il passe un bras autour de ses épaules. Elle le voit passer du coin de l’œil et s’enrouler autour de sa nuque. De sa bouche entrouverte, elle voudrait réussir à faire sortir des mots. Quelque chose pour lui dire qu’il se trompe, qu’elle n’est pas forte. Mais rien n’en sort qu’un petit gémissement de surprise. Surprise de se geste si soudain et anodin. Elle n’a pas l’habitude de ce genre d’attitude venant de Sid. Ils n’ont jamais partagé le moindre moment de tendresse. Le souffle hésitant, elle repose contre lui, le visage enfoui dans son cou, les bras le long du corps, n’arrivant pas à se décider à l’enlacer en retour. C’est trop étrange pour elle, cette position. Ses poings s’ouvrent et se referment de façon irrégulière.

Soudain, elle sent un souffle chaud sur sa nuque. Le vent chaud. Elle tourne légèrement la tête et se trouve nez à nez avec lui. Très près. Trop près. Tout son corps se tend. Elle voudrait se dégager mais plus rien ne répond. Ni ses muscles, ni son cerveau. Elle a les lèvres sèches, passe sa langue dessus furtivement. Il est beaucoup trop proche pour qu’elle le supporte encore longtemps. D’un geste brusque, elle relève les mains, dans le but de se dégager de l’étreinte de Sid, de le repousser. Elle n’en a même pas le temps car le jeune homme lui murmure des mots à l’oreille. Elle écoute, silencieuse et interdite. Ses mains sont mollement retombées sur ses flancs.

« A ton avis, si je ne l’ai pas fait, ne crois-tu pas qu’il y avait une raison derrière tout ça ? Même si l’argent est quelque chose qui me fait flancher facilement, je garde certaines valeurs morales plus fortes qu’un petit tas de papiers verts. »

Il vient de lui dire, en gros, qu’il a pris sa défense devant Samuel. Il a pris sa défense. Doucement, elle relève la tête. Il n’a pas redressé la sienne. Puis, sans savoir pourquoi, elle souffle sur sa joue. Un petit souffle bref et rapide. Juste comme ça, parce qu’elle en avait envie, comme un baiser aérien. Enfin, elle arrive à remonter ses mains jusqu’à lui et les pose tout doucement sur son torse, n’y prenant pas appui. Elle aimerait parler à voix basse, elle aimerait avoir une voix féminine et belle mais non, elle a beau essayer, sa voix reste toujours la même, éraillée et masculine.

« Pourquoi… pourquoi tu as fait ça ? Tu aurais pu accepter, ça lui aurait fait plaisir. Et puis il a raison, je ne fais plus partie du groupe. C’est légitime. Je les ai trahi… je… tu aurais dû accepter. »